Philippe Monneret est professeur de linguistique à la Faculté de Lettres de Sorbonne-Université. Il a enseigné, jusqu'en 2015, à l'Université de Bourgogne.   Il est   fondateur et directeur des Cahiers de Linguistique analogique, secrétaire général de la revue Le Français moderne, membre du comité de rédaction de la revue Signifiances et membre du comité éditorial de la revue Romanica Olomucensia

Si le discours grammatical est envisagé comme appartenant à la catégorie générale du « discours sur la langue », il conviendra, à un stade ou un autre de la réflexion sur l’enseignement de la grammaire, d’interroger cette catégorie générale. Or, en dépit de son apparente clarté, la notion de « discours sur la langue » présente au moins deux caractéristiques paradoxales.

Quelles sont les conséquences de ces observations générales sur la question de l’enseignement de la grammaire ? En premier lieu, il semble nécessaire d’admettre que la description grammaticale réflexive, donc orientée vers le pôle métalinguistique, présuppose une rupture avec l’attitude naturelle du locuteur (dont le champ de l’épilinguistique fait partie). Car pour parler de la langue selon une distance métalinguistique, il faut se trouver en position d’observer des faits de langue et pour observer des faits de langue, il faut d’abord les voir (ou les entendre) ; or il n’y a rien de plus étrange que d’accéder à ce type de regard (Barthes (1975 : 164) : « j’ai une maladie, je vois le langage »). Comme le montrent les analyses phénoménologiques mentionnées plus haut, la langue, dans son usage ordinaire, tend à se faire oublier derrière les idées qu’elle véhicule (Paulhan (1990 : 124) : « tout se passe à la fin comme s’il n’y avait pas eu langage »). La faire apparaître, comme le fait le linguiste – mais tout aussi bien, selon d’autres modalités, le poète ou l’écrivain – constitue une rupture avec son instrumentalité et suppose une accoutumance à l’étrangeté de cette configuration . Il semble donc vain de chercher à relier la connaissance linguistique ou grammaticale aux pratiques ordinaires en matière de production ou de compréhension, écrite ou orale. Inutile par exemple de plaider en faveur d’une meilleure compréhension des textes littéraires grâce à l’enseignement de la grammaire : dans le meilleur des cas une connaissance grammaticale pourra aider à résoudre une obscurité ponctuelle ou à résoudre une ambiguïté, mais la compréhension globale du texte dépendra bien plutôt des capacités analogiques du lecteur à partir des sources constituées par les textes déjà lus et (partiellement) mémorisés . En d’autres termes, si le discours métalinguistique constitue une rupture avec l’usage ordinaire du langage, l’autonomie de la connaissance grammaticale est pleinement justifiée. L’impact cognitif favorable de cette connaissance sur l’ensemble des capacités langagières pourra tout au plus être considéré comme indirect, et par conséquent très difficile à mesurer selon des dispositifs expérimentaux. Mais il reste la possibilité de recourir à une argumentation de type phénoménologique, ce que nous proposons ici. Fondamentalement, on suppose donc que l’impact cognitif favorable d’un enseignement autonome de la grammaire repose sur l’accoutumance, chez l’élève, à une attitude réflexive à l’égard de la langue (distincte par principe de la dimension épilinguistique), donc à une accoutumance à cette étrangeté, qui présuppose elle-même le développement de capacités métacognitives spécifiques.

Si l’on admet l’intérêt d’une autonomie radicale de l’enseignement de la grammaire, il reste à déterminer le contenu de cet enseignement. Toutefois, il semble que la question cruciale ne porte pas tant ici sur le contenu linguistique de l’enseignement que sur son objectif et les compétences impliquées. Si le but est de développer pour elle-même une connaissance métalinguistique, cette connaissance sera nécessairement partielle. Il faudra donc délimiter, dans l’ensemble du savoir linguistique, un sous-ensemble dont on puisse raisonnablement penser que des élèves (et les professeurs) puissent acquérir la maitrise, et à partir duquel ils pourront disposer de capacités métacognitives fiables. Or – et c’est un point qui semble avoir été rarement relevé alors qu’il paraît essentiel pour comprendre l’échec de l’enseignement de la grammaire – ce sous-ensemble n’est pas seulement constitué par des notions grammaticales mais aussi et surtout par des corpus auxquels ces notions sont appliquées. La dénomination de ces notions est une problématique assez secondaire (peu importe que l’on parle de CO ou de COD, de complément circonstanciel ou de complément de phrase, de prédicat ou de groupe verbal, etc.), l’essentiel sur ce point étant la stabilité de la terminologie au cours de la scolarité, sa cohérence (qui ne peut être parfaite en raison du point suivant) et la prise en compte des habitudes des enseignants en poste (qu’il serait inconvenant de négliger, même si elles peuvent être progressivement modifiées) . En revanche, ce qui est capital, c’est d’avoir une idée claire des configurations syntaxiques analysables au moyen de l’appareil conceptuel que constitue la terminologie grammaticale, puisqu’il est évident que certaines structures syntaxiques, en dépit de leur éventuelle fréquence dans l’usage oral, ne peuvent être décrites avec cet appareil conceptuel rudimentaire. C’est cette démarche qui a été mise en œuvre dans Monneret et Poli (2022), pour les classes du CP à la sixième en France, avec un recours systématique aux structures prototypiques. A partir de ces structures prototypiques, on s’efforce de développer chez les élèves une compétence linguistique consistant à catégoriser des structures grammaticales. Au fond, peu importe lesquelles puisqu’il s’agit de développer une compétence métalinguistique. Mais le choix des structures à décrire peut tout de même être justifié, et c’est ce qu’on s’efforcera également de faire lors de cet exposé.