Philippe Monneret est professeur de linguistique à la Faculté de Lettres de Sorbonne-Université. Il a enseigné, jusqu'en 2015, à l'Université de Bourgogne.   Il est   fondateur et directeur des Cahiers de Linguistique analogique, secrétaire général de la revue Le Français moderne, membre du comité de rédaction de la revue Signifiances et membre du comité éditorial de la revue Romanica Olomucensia

On retient généralement de la théorisation guillaumienne de la catégorie du nombre l’idée que le système du nombre est fondé sur une double tension faisant alterner un mouvement de particularisation aboutissant au singulier et livrant un ou plusieurs pluriels internes (duel, triel, etc.)  et un mouvement de généralisation aboutissant à la pluralité externe, c’est-à-dire au pluriel dans son sens ordinaire. Il est également notoire que, pour Gustave Guillaume, le système de l’article est obtenu par une sorte de dérivation à partir du système du nombre, en ce que le système de l’article retient la double tension particularisante puis généralisante, mais sans retenir l’idée de nombre (voir par exemple Carvalho 2007, Neveu 2009). Les polarités pluriel-singulier et singulier-pluriel constitutives du système du nombre deviennent alors des polarités général-particulier et particulier-général, qui structurent le système de l’article.

 

Cette présentation de l’approche guillaumienne est parfaitement juste mais incomplète. Les analyses que Guillaume consacre à la notion de nombre comportent d’autres aspects intéressants et rarement commentés. 

 

Notamment, Guillaume établit un lien qu’il juge fondamental entre le système du nombre et le système du genre. Ce lien est fondé sur une distinction originale entre trois types de duels : au duel banal (a.fr. unes joues, « les joues »), et au duel « elliptique » (p. ex. le sanskrit pitárau, « père » au cas duel, qui signifie non pas « les deux pères » mais « le père et l'autre », c'est-à-dire le père et la mère), Guillaume oppose le duel « générique » (ou « exclusif ») qui est formé sur le couple exclusif mâle-femelle : « Le fonctionnement du duel en question - qu'on pourrait appeler le duel générique - consiste en ceci que, tout au fond de la pensée, il y a une image de deux, mais que cette image duelle, qui contient deux, les contient sous une condition psycho-dynamique qui est celle de l'exclusion réciproque, ce qui la rend impuissante à produire plus qu'un seul à la fois, soit le mâle soit la femelle » (Leçon du 7 juin 1946, série C). Ou encore : « Marquer le genre, c'est, passant au singulier, s'abstraire d'une dualité de base ayant son unité : d'une dualité représentative d'un pluriel interne sous unité. Le genre apparaît ainsi, en toute dernière analyse, n'être qu'une espèce particulière dans la catégorie du nombre. Et, de même que le nombre, le genre ressortit au système de l'extension nominale. » (Leçon du 11 décembre 1947). 

 

C’est donc principalement la notion de duel qui semble avoir été sous-estimée dans l’apport guillaumien. Dans le modèle de Guillaume, le duel apparaît comme un cas particulier de la pluralité interne. Mais les autres types de pluralités internes (triel, quadriel) sont très rares dans les langues, ce qui fragilise la structure du système du nombre. Il serait sans doute plus judicieux de comprendre le duel comme un cas particulier du collectif, ou, en d’autres termes, d’interpréter la pluralité interne au sens d’un processus de construction d’un collectif, c’est-à-dire d’une pluralité d’éléments conçus comme formant une entité unique. Or, le système guillaumien du nombre n’a pas seulement une valeur analytique mais aussi et surtout une valeur téléologique : il permet de rendre compte de l’idée, trouvée par Guillaume chez Vendryes (1937) qui s’appuie lui-même sur Lévy-Bruhl (1922),  que la pluralité externe constitue une forme du nombre abstraite (et « évoluée ») par opposition à la pluralité interne, comprise comme une forme plus concrète (et « primitive ») au sens où, en pluralité interne, le nombre n’est pas dissocié conceptuellement des réalités désignées. Par exemple, le duel ne peut pas s’appliquer à n’importe quel référent comportant deux éléments mais seulement à certains types d’êtres ou d’objets se présentant par paires. Or cette idée d’une évolution anthropologique du nombre concret vers le nombre abstrait est aujourd’hui réfutée par certains anthropologues, qui considèrent que même dans les langues où plusieurs types de numérations existent pour différents types d’objets (des nombres pour compter les objets ronds, d’autres pour les objets plats, d’autres encore pour les humains, etc.), la possibilité d’une numération abstraite, indifférente aux objets considérés, est maintenue (Proust & Vandendriessche 2022, Valério & Ferrara 2022). La dimension téléologique du système guillaumien du nombre semble donc fragilisée, au moins dans sa dimension anthropologique (mais pas nécessairement dans la dimension systématique).

 

Cette conférence propose donc une approche critique du modèle guillaumien du nombre, visant à faire apparaître d’une part, que ce modèle doit être interprété d’une manière strictement sémantique, dans la mesure où la pluralité interne n’a pas de sémiologie stable et semble essentiellement portée par des moyens lexicaux (à l’exception de pronoms comme on, nous, vous, qui, dans une perspective guillaumienne, relèvent de la pluralité interne (voir Moignet 1981)), d’autre part que mouvement de particularisation qui caractérise le pluriel interne gagne à être compris au sens d’un processus de « collectivisation » ou de contruction d’un collectif, dont le dernier moment est le duel, et enfin en proposant une analyse des rapports envisageables entre le système du nombre et le système du genre permettant de comprendre pourquoi, pour Guillaume, la catégorie du genre n’est qu'une espèce particulière dans la catégorie du nombre.