Philippe Monneret est professeur de linguistique à la Faculté de Lettres de Sorbonne-Université. Il a enseigné, jusqu'en 2015, à l'Université de Bourgogne.   Il est   fondateur et directeur des Cahiers de Linguistique analogique, secrétaire général de la revue Le Français moderne, membre du comité de rédaction de la revue Signifiances et membre du comité éditorial de la revue Romanica Olomucensia

Mes travaux de recherche s’inscrivent dans une filiation guillaumienne et se caractérisent globalement par une tentative d’articuler la linguistique avec d’autres disciplines : psychologie cognitive, philosophie du langage, études littéraires. Quatre axes dominants peuvent être dégagés dans une perspective générale de linguistique théorique :

 

Axe 1 : neurolinguistique théorique

 

Mes premières recherches sur l’aphasie m’ont permis de constater qu’une simple description linguistique du langage pathologique n’avait guère d’intérêt. En effet, la recherche en aphasiologie véhicule un certain nombre de présupposés liés aux principes qui ont structuré le champ de la neuropsychologie au cours de son histoire, et une approche linguistique purement descriptive ne ferait que reconduire ces présupposés sans les interroger. J’ai notamment travaillé sur l’entité nosographique dénommée « anarthrie », un trouble isolé de l’articulation verbale, pour montrer que cette pathologie semblait un artefact conditionné par une conception modulaire du langage dans laquelle une sphère phonético-phonologique est conçue comme isolée et autonome. En m’appuyant sur le modèle guillaumien, j’ai également proposé une théorie de l’aphasie de Broca permettant de rendre compte de la co-occurrence des aspects phonético-phonologiques (troubles arthriques) et des aspects syntaxiques (agrammatisme) de ce type d’aphasie. Mais l’analyse théorique des données neuropsychologiques requiert en outre l’explicitation d’un cadre conceptuel prenant en charge la question du rapport corps-esprit (mind-body problem). Encore une fois, l’enjeu est ici d’éviter de véhiculer une « philosophie spontanée » (au sens althussérien) impliquée par les données scientifiques étudiées. J’ai tenté d’expliciter, à partir de l’œuvre de Merleau-Ponty, un cadre théorique explicite pour cette question, qui prenne en charge la réfutation du dualisme dans la perspective d’un « monisme phénoménologique » (Barbaras), lui-même cohérent avec la problématique de la cognition incarnée (voir notamment Notions de neurolinguistique théorique (2003), Le sens du signifiant. Implications linguistiques et cognitives de la motivation (2003), « D’une psychomécanique à une neurolinguistique » (2012))

 

Axe 2 : psychomécanique du langage

 

Mon apport en psychomécanique du langage, outre l’étude de quelques problèmes spécifiques, consiste essentiellement en deux points :

 

1)      La confrontation de la modélisation psychomécanique avec les données disponibles en neuropsychologie cognitive. Je me suis concentré en particulier sur le concept central de temps opératif pour montrer que seule une réduction des modélisations opératives à un principe d’ordination « antérieur-ultérieur » pouvait être candidate à une éventuelle compatibilité avec les données neuropsychologiques (voir notamment « Les exigences théoriques d’une neurolinguistique guillaumienne » (2003))

 

2)      L’analyse de la motivation du signe dans une perspective psychomécanique. L’analyse guillaumienne permet en effet d’affiner la description sémantique en deçà du niveau des morphèmes et de découvrir ainsi, dans certains sous-systèmes,  une structuration cohérente de dyades signifiant-signifié dont la description est nécessaire pour situer à leur juste place les phénomènes résiduels relevant du principe de l’arbitraire du signe (voir notamment « Relative motivation in Gustave’s Guillaume theory » (2005)).

 

Axe 3 : linguistique analogique

 

Cet axe constitue le cœur de mes recherches actuelles. La perspective de la linguistique analogique consiste en une reformulation d’un ensemble de questions que j’avais travaillées antérieurement. J’avais en premier lieu introduit le concept d’analogie pour fournir un équivalent positif de la négation du principe de l’arbitraire du signe. Le terme « analogie » visait donc à regrouper l’ensemble des phénomènes de motivation ou d’iconicité, c’est-à-dire d’analogie entre signifiant et signifié. Mes travaux de 2003 à 2009 s’inscrivent dans cette première perspective. Le concept d’analogie n’était pas encore thématisé dans Le sens du signifiant […] paru en 2003, mais il l’était lors du premier colloque que j’ai organisé, en 2003 également, sur cette thématique (« Le mot comme signe et comme image. Lieux et enjeux de l’iconicité linguistique »), colloque au cours duquel j’avais présenté une communication intitulée « Iconicité et analogie ». En approfondissant l’étude du concept d’analogie, notamment via une revue (les Cahiers de linguistique analogique (2003-2009)), et un séminaire (« Usages de l’analogie » (2006-2009)), j’ai pris conscience de l’omniprésence de l’analogie dans la vie humaine (droit, mathématiques, littérature, esthétique, psychanalyse, traductologie, etc.), et d’autre part de la dimension strictement cognitive de l’analogie, dont l’importance chez l’homme explique sans doute que les structures de type analogique soient si courantes dans les sociétés humaines. Je me suis alors employé à repenser l’ensemble du problème à partir du processus cognitif d’analogie, dont l’analyse a considérablement progressé des années 1980 à nos jours (grâce aux travaux de Gentner, Hofstaedter, Holyoak, Kokinov notamment). L’idée consiste simplement à s’appuyer sur un processus cognitif attesté et bien décrit chez l’homme (y compris du point de vue développemental), pour en rechercher les contreparties au plan linguistique. J’ai présenté un état des lieux récent de cette recherche dans « Principes de linguistique analogique » (colloque « Langage et analogie », Tozeur, 2012, à paraître) et dans « L’iconicité comme problème analogique » (Le Français Moderne, 2014/1).

 

Axe 4 : linguistique et textes

 

Il me semble nécessaire d’assumer, dans la perspective d’une linguistique théorique, une forme de « diplopie » consistant à refuser de choisir entre deux réductionnismes : le réductionnisme « scientifique » (en particulier naturaliste ou physicaliste) et le réductionnisme « humaniste » (une forme de dualisme posant comme principe l’irréductibilité de l’humain à des processus naturels ou physiques). Le premier constitue la toile de fond des sciences cognitives tandis que le second sous-tend la plupart des recherches dans le domaine des humanités. Or les langues naturelles sont à la fois la conséquence de processus biologiques ayant une dimension individuelle et collective, et la matière de formes culturelles, qui elles aussi ont cette double dimension individuelle et collective. On ne saurait oublier l’un de ces aspects sans nuire à l’intégrité de l’objet étudié : le langage humain et les langues naturelles. Parallèlement à mes recherches d’orientation cognitive, je me suis donc efforcé de m’interroger régulièrement sur des questions littéraires, et en particulier sur le fonctionnement du texte fictionnel (voir notamment « La théorie des univers de croyance à l’épreuve de la fiction » (2007), « Les mondes possibles fictionnels comme facteurs de plasticité des croyances » (2010)

 

CINQ PUBLICATIONS SIGNIFICATIVES

 

a)      Le sens du signifiant. Implications linguistiques et cognitives de la motivation, Paris, Champion, 2003.

Cet ouvrage est consacré à la question de la motivation du signe, envisagée d’une part d’un point de vue linguistique (description et analyse des faits de motivation externe ou syntagmatique et de motivation interne ou iconique), d’autre part d’un point de vue neuropsychologique (critique de la thèse de l’indépendance de la « sphère motrice du langage », et analyse détaillée des troubles de type phonético-phonologique). L’idée directrice de ce livre est la suivante : l’existence de faits relevant de la motivation du signe, c’est-à-dire attestant d’une forme ou d’une autre de relation entre le signifiant et le signifié, est conditionnée par le fait que les processus cognitifs responsables de l’activité phonético-phonologique ne sont pas indépendants des processus cognitifs de plus haut niveau, impliqués dans les activités syntaxiques et sémantiques. Ce texte pose les bases de ce qui deviendra la « linguistique analogique ».

b)     « Les exigences théoriques d’une neurolinguistique guillaumienne », Le français Moderne, n°1, 2003, p. 26-36.

J’examine dans cet article les conditions de possibilité d’une neurolinguistique guillaumienne en m’attachant particulièrement au concept de temps opératif. L’enjeu majeur de ce texte est de montrer que l’appareil conceptuel de la psychomécanique du langage ne peut être transposé aux problématiques neurolinguistiques qu’au prix d’une simplification drastique du « tenseur binaire », et cela au bénéfice d’un système d’ordinations binaires « avant-après », applicables aussi bien au plan des formes (signifiant) qu’au plan des contenus (signifiés).

c)       « L’analogie et l’énigme de l’expression », L’information grammaticale, n°113, mars 2007, p. 16-22

Ce texte s’attache à l’analyse de la « parole parlante » au sens où l’entend Merleau-Ponty, et s’interroge plus précisément sur les contreparties linguistiques de la distinction entre parole parlante et parole parlée. La réponse proposée consiste en la distinction de trois « régimes sémiotiques », valant aussi bien pour le domaine du langage que pour celui de l’image : un régime endologique (code pur, radicalement arbitraire), un régime exologique (image pure, où le corps est directement affecté par le signifiant), et un régime mixte endologique et exologique, qui constitue un équilibre « icono-sémiotique » propice au déploiement de l’innovation sémantique (au sens de Ricoeur), c’est-à-dire à la compréhension de significations nouvelles pour le récepteur.

d)     « Le singulier selon Gustave Guillaume », L’information grammaticale n°126, juin 2010, p. 51-57

Dans cet article, je cherche à donner un aperçu de l’extraordinaire finesse qui caractérise l’approche guillaumienne du singulier. De l’aptitude cognitive générale à osciller entre l’universel et le singulier, découlent les multiples singularités impliquées par les systèmes de la langue (système du mot, théorie de la sémantèse, système du nombre) ainsi que la singularité de l’actualisation comme fait d’indexicalité mentale et la singularité du discours effectif. J’interroge également la notion de singularité référentielle en défendant l’idée que l’apport guillaumien pourrait être développé en direction d’une théorie singulariste de la référence. En particulier, l’idée d’un singulier polaire, c’est-à-dire visé sans jamais être atteint, suggère assez bien la complexité du rapport que l’homme entretient avec le réel – un réel qui n’est entrevu qu’à la faveur d’une expérience spéciale, et parfois tragiquement évité, comme l’a bien montré Clément Rosset. Le singulier serait alors ce à quoi l’on ne cesse de faire référence ; il serait l’irréféré, tout comme l’intraduisible, selon l’heureuse formule de Barbara Cassin, est ce que l’on ne cesse de traduire

e)      « L’iconicité comme problème analogique », Le Français Moderne, 2014/1.

 

Le rôle majeur de l’analogie dans la cognition humaine ne cesse depuis les années 1980 de s’affirmer. Loin d’être limitée, dans la psychologie cognitive contemporaine, à un type de raisonnement (distingué de la déduction, voire de l’induction), l’analogie est désormais considérée comme un processus central, dont dépend notamment la catégorisation mentale, puisqu’une catégorie peut être définie comme un ensemble d’entités analogues selon un certain point de vue. L’innovation théorique que la linguistique analogique apporte à la question de l’iconicité consiste à établir un lien de causalité entre les structures iconiques dans les langues naturelles et les processus cognitifs de type analogique. D’une part l’analogie peut être définie, dans toute sa généralité – qu’il s’agisse d’analogie binaire ou proportionnelle – comme un processus impliquant des similarités ; d’autre part, les structures iconiques se décrivent usuellement comme manifestant une relation de similarité entre formes et contenus. Si l’humain, par son équipement cognitif, possède une grande aisance dans la perception ou la construction de relations analogiques entre les entités qu’il perçoit ou conçoit, il apparaît naturel que les langues présentent des traces de cette capacité fondamentale. Je m’attache donc dans cet article, en revenant notamment à la définition peircienne de l’icône, à montrer en quoi l’iconicité est un cas de la linguistique analogique et à présenter les principaux enjeux théoriques d’une telle perspective.